CHAPITRE XXI
Le journal local que Frith m’apporta ce soir-là portait de grandes manchettes. Il le posa sur la table. Maxim n’était pas là, il était monté de bonne heure s’habiller pour dîner. Frith s’arrêta un instant, attendant que je dise quelque chose, et il me parut stupide et injurieux de feindre d’ignorer un événement qui devait avoir tant d’importance pour tous les gens de la maison.
« C’est terrible, Frith, dis-je.
— Oui, madame, nous en sommes tous bouleversés, répondit-il.
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— C’est si pénible pour monsieur d’avoir à repasser par tout cela.
— Oui, madame, c’est triste. Mais alors il n’y a plus de doute que les restes retrouvés dans le voilier sont bien ceux de Mme de Winter ?
— Non, Frith, plus de doute.
— Nous n’en revenons pas, madame, qu’elle ait pu se laisser prendre comme ça. Elle avait une telle expérience de ce bateau.
— Oui, Frith, c’est ce que nous disons tous. Mais il y a des accidents. Et je crois bien que nous ne saurons jamais comment celui-là s’est produit.
— Sans doute, madame. Mais c’est un choc. Nous sommes tous bouleversés à l’office. Et juste après le bal. Ça n’est vraiment pas juste.
— Non, Frith.
— Il paraît qu’il va y avoir une enquête ?
— Oui. Oh ! Une simple formalité.
— Bien sûr. Est-ce que l’un de nous sera appelé en témoignage ?
— Je ne crois pas.
— C’est bien volontiers que je ferai tout ce qui pourrait aider monsieur, il le sait.
— Oui, il le sait sûrement.
— Je leur ai dit à l’office de ne pas parler de cela, mais c’est difficile de les surveiller, surtout les jeunes filles. Je crains que la nouvelle n’ait été un grand choc pour Mrs. Danvers.
— Oui, Frith, je le pensais bien.
— Elle est remontée dans sa chambre tout de suite après le déjeuner et n’est pas redescendue. Alice est allée lui porter une tasse de thé et le journal il y a un instant ; elle dit que Mrs. Danvers a l’air vraiment malade.
— Il vaudrait mieux qu’elle continue à se reposer, dis-je. Il ne faut pas qu’elle se lève, si elle est malade. Qu’Alice le lui dise. Je peux très bien donner les ordres moi-même et m’arranger avec la cuisinière.
— Oh ! je ne crois pas, madame, qu’elle soit malade physiquement, c’est seulement le choc de la découverte de Mme de Winter. Mrs. Danvers était attachée à Mme de Winter.
— Oui, dis-je, oui, je sais. »
Frith sortit de la pièce et je me dépêchai de regarder le journal avant que Maxim redescendît. Il y avait une grande colonne sur l’événement, en première page, et une photographie de Maxim horriblement floue qui devait dater au moins de quinze ans. C’était terrible de le voir ainsi au milieu de la première page, me regardant. Et la petite phrase, à la fin de l’article, me concernant et disant qui Maxim avait épousé en secondes noces et comment il venait justement de donner un bal costumé à Manderley. Tout cela paraissait si sec et si grossier dans la typographie noire du journal. Rebecca qu’on décrivait belle, pleine de talents, aimée de tous ceux qui la connaissaient, noyée depuis un an, et Maxim se remariant au printemps suivant, ramenant directement sa jeune épouse à Manderley (c’était écrit) et donnant un grand bal costumé en son honneur. Puis, le lendemain matin, le corps de sa première femme retrouvé dans la cabine de son voilier au fond de la baie.
C’était vrai, évidemment, bien qu’assaisonné de quelques petites inexactitudes qui faisaient de cette histoire une nourriture pimentée pour les centaines de lecteurs qui en veulent pour leur argent. Maxim y apparaissait vil, une espèce de satyre, ramenant sa « jeune épouse », comme ils disaient, à Manderley et donnant un bal, comme si nous voulions nous exhiber devant le monde.
Je cachai le journal sous le coussin du fauteuil pour que Maxim ne le vît pas. Mais je ne pus lui cacher les éditions du matin suivant. On en parlait aussi dans nos journaux de Londres. Il y avait une photo de Manderley. Manderley était dans les journaux, et Maxim aussi. On l’appelait Max de Winter. Ça faisait affreusement snob. Tous les articles mettaient en vedette le fait que le corps de Rebecca avait été retrouvé après le bal, comme si le moment avait été délibérément choisi. Les deux journaux employaient la même expression : « Ironie du sort. « Oui, c’était une ironie du sort, sans doute. Cela faisait une belle histoire. Je voyais Maxim, à la table du petit déjeuner, devenir de plus en plus pâle en lisant ces journaux l’un après l’autre, et puis la feuille locale. Il ne dit rien. Il me regarda seulement et je lui tendis la main à travers la table.
« Quels salauds, murmura-t-il, quels salauds ! Je pensais à tout ce qu’ils pourraient dire s’ils savaient la vérité. Pas une colonne, mais cinq ou six. Des affiches à Londres. Des marchands de journaux criant dans les rues devant les entrées de métro. Le terrible mot de huit lettres au centre de la manchette, épais et noir. »
Frank vint après le petit déjeuner. Il était pâle et fatigué comme s’il n’avait pas dormi.
« J’ai donné ordre au standard de brancher tous les appels pour Manderley sur le bureau, dit-il à Maxim. Comme cela, si les journalistes téléphonent, je m’en occuperai. Et les autres jours aussi. Je ne veux pas qu’on vous ennuie. Nous avons déjà reçu plusieurs communications du voisinage. J’ai répondu chaque fois la même chose, j’ai dit que M. et Mme de Winter étaient reconnaissants de toutes les marques de sympathie et qu’ils espéraient que leurs amis comprendraient qu’ils ne recevraient personne avant quelques jours. Mme Lacy a téléphoné à huit heures et demie. Elle voulait venir tout de suite.
— Bon Dieu ! s’écria Maxim.
— Ne vous inquiétez pas. Je lui ai dit très franchement que je ne croyais pas que sa présence serait d’aucun secours ici, que vous ne vouliez voir personne que Mme de Winter. Elle désirait savoir quand l’audience aurait lieu, je lui ai dit que je n’étais pas encore fixé. Mais je ne vois pas comment nous l’empêcherons d’y venir si elle le voit dans les journaux.
— Ces maudits journalistes, dit Maxim.
— C’est vrai, dit Frank. On voudrait tous les étrangler, mais il faut comprendre leur point de vue. C’est leur gagne-pain, à ces gens. D’ailleurs, vous n’aurez rien à faire avec eux, Maxim, je m’en occupe. Préparez en paix la déclaration que vous ferez au tribunal.
— Je sais ce que j’ai à dire.
— Bien sûr, mais rappelez-vous que le coroner est le vieux Horndge. C’est un type très strict, il entre dans des détails qui n’ont rien à voir avec l’affaire pour montrer au jury combien il est consciencieux. Il ne faudra pas vous laisser troubler par lui.
— Pourquoi diable serais-je troublé ? Il n’y a rien qui puisse me troubler.
— Bien sûr. Mais j’ai déjà assisté à ces interrogatoires de coroner et il est facile d’y perdre patience. Il ne faut pas l’indisposer, ce type.
— Frank a raison, dis-je. Je le comprends. Plus la chose ira vite et sans accroc, mieux cela vaudra pour tout le monde. Comme ça, quand cette affreuse histoire sera passée, nous l’oublierons tous, et les autres aussi, n’est-ce pas, Frank ?
— Mais naturellement », dit Frank.
Je continuais à éviter ses yeux, mais j’étais plus convaincue que jamais qu’il savait la vérité. Il l’avait toujours sue. Je me rappelais notre première rencontre, le jour où Béatrice, Giles et lui étaient venus déjeuner à Manderley et où Béatrice avait maladroitement insisté sur la santé de Maxim. Je me rappelais Frank et la façon dont il avait détourné la conversation, dont il était venu au secours de Maxim. Son étrange répugnance à parler de Rebecca. Je comprenais tout. Frank savait, mais Maxim ne savait pas qu’il savait. Et nous étions là tous les trois à nous regarder, avec ces petites barrières entre nous. »
Le téléphone ne nous dérangea plus. Toutes les communications étaient branchées sur le bureau. Il n’y avait plus qu’à attendre, qu’à attendre le mardi.
Je ne revis pas Mrs. Danvers. Le menu m’était soumis par la voie habituelle et je n’y changeai rien. Je demandai de ses nouvelles à la petite Clarice qui me dit qu’elle faisait son travail comme de coutume, mais qu’elle ne parlait à personne. Elle prenait ses repas dans sa chambre.
Clarice ouvrait de grands yeux visiblement curieux, mais elle ne me posa pas de questions et je n’avais nulle envie de discuter les événements avec elle. C’était évidemment le grand sujet de conversation à l’office et sur le domaine, dans la loge des gardiens, dans les fermes. Je pense qu’on ne parlait que de cela à Kerrith. Nous restions dans le jardin, tout près de la maison. Nous n’allâmes même pas jusqu’aux bois. L’orage n’avait pas éclaté. Il faisait toujours aussi chaud, aussi lourd. L’air était chargé d’électricité et il y avait de la pluie dans le ciel morne et blanc, mais elle ne tombait pas. L’audience était fixée au mardi deux heures.
Nous déjeunâmes à une heure moins le quart. Frank était là. Grâce au ciel, Béatrice avait téléphoné qu’elle ne pouvait venir. Roger, son fils, était à la maison avec les oreillons ; ils étaient tous en quarantaine. Je ne pus m’empêcher de bénir les oreillons. Je ne crois pas que Maxim aurait pu supporter la présence de Béatrice, sincère, inquiète et affectueuse, mais posant des questions tout le temps. N’arrêtant pas de poser des questions.
Le déjeuner fut rapide et énervé. Nous ne parlions guère. Je sentais de nouveau cette crampe au creux de l’estomac. Je ne pouvais rien avaler. Ce fut un soulagement de voir arriver la fin de ce simulacre de repas et d’entendre Maxim aller chercher la voiture. Le bruit du moteur me réconforta. Cela signifiait qu’il fallait partir, que nous avions quelque chose à faire. Frank nous suivait dans sa petite voiture. Je laissai ma main sur le genou de Maxim tout le temps qu’il conduisit. Il semblait très calme. J’avais l’impression d’accompagner quelqu’un dans une clinique. Et de ne pas savoir ce qui allait se passer. Si l’opération réussirait. J’avais les mains très froides. Mon cœur battait d’une drôle de façon désordonnée. Et tout le temps cette petite crampe au creux de l’estomac. L’enquête devait avoir lieu à Lanyon, la ville principale, à cinq kilomètres au-delà de Kerrith. Nous rangeâmes la voiture sur la grande place du marché. L’auto du docteur Phillips était déjà là, de même que celle du colonel Julyan. Il y en avait d’autres encore. Je vis un passant regarder Maxim d’un air curieux et attirer sur lui l’attention de sa compagne.
« Je crois que je vais rester ici, dis-je. Je n’ai pas envie d’entrer.
— Je ne voulais pas que tu viennes, dit Maxim. J’étais contre, dès le début. Tu aurais beaucoup mieux fait de rester à Manderley.
— Non, non. Je serai très bien ici, dans la voiture. »
Frank s’approcha à la portière.
« Mme de Winter ne descend pas ? demanda-t-il.
— Non, répondit Maxim. Elle préfère rester dans la voiture.
— Je trouve qu’elle fait bien, dit Frank. Elle n’a vraiment aucune raison de venir. Nous ne resterons pas longtemps.
— Très bien, dis-je.
— Je vous garde une place, au cas où vous changeriez d’avis », dit Frank.
Ils s’éloignèrent, me laissant assise là. Je regardais les boutiques autour de moi, elles étaient sombres et ternes. Il n’y avait pas beaucoup de passage. Lanyon était trop loin de la mer pour être un centre de villégiature. Les minutes passaient. Je me demandais ce qu’ils étaient en train de faire, le coroner, Frank, Maxim, le colonel Julyan. Je sortis de la voiture et me mis à arpenter la place du marché. Je m’arrêtai à une devanture. Puis je repris ma promenade de long en large. Je remarquai qu’un agent de police me regardait curieusement. Je tournai le coin d’une rue pour l’éviter. Je m’aperçus que je me dirigeais sans le vouloir vers le bâtiment où l’audience avait lieu. On n’avait pas fait grande publicité quant à l’heure et aucune foule n’attendait à la porte ainsi que je l’avais cru et redouté. La place semblait déserte. Je montai le perron et m’arrêtai dans le vestibule.
Un agent de police surgit devant moi.
« Vous désirez quelque chose ? me demanda-t-il.
— Non, non, fis-je.
— Vous ne pouvez pas rester ici, dit-il.
— Oh ! je vous demande pardon, dis-je, et je me retournai, prête à descendre le perron.
— Excusez-moi, madame, reprit-il. Est-ce que vous n’êtes pas Mme de Winter ?
— Oui.
— Dans ce cas, c’est différent. Vous pouvez rester, si vous voulez. Voulez-vous vous asseoir par là ?
— Merci », dis-je.
Il me fit entrer dans une petite pièce nue avec un pupitre. Cela ressemblait à la salle d’attente d’une station d’omnibus. Je m’assis là, les mains sur mes genoux. Cinq minutes passèrent. Rien n’arrivait. C’était pire que d’attendre dehors, que d’être assise dans la voiture. Je me levai et sortis dans le vestibule. L’agent de police y était toujours.
« Est-ce que ce sera encore long ? Dis-je.
— Je peux aller voir, si vous voulez. »
Il disparut dans un couloir. Il revint au bout d’un moment.
« Je ne pense pas que ça dure encore bien longtemps, dit-il. M. de Winter a déjà déposé. Le capitaine Searle, le scaphandrier et le docteur Phillips aussi. Il n’y a plus qu’un témoin à entendre : M. Tabbe, le constructeur de bateaux de Kerrith.
— Alors, c’est presque fini, dis-je.
— Je crois, madame », fit-il. Puis il ajouta, comme mu par une soudaine pensée : « Voulez-vous écouter la fin ? Il y a une place vide tout près de l’entrée. Si vous vous mettez là, vous ne dérangerez personne.
— Oui, dis-je, oui, c’est une idée. »
C’était presque fini. Maxim avait fait sa déclaration. Cela m’était égal d’entendre le reste. C’est Maxim que je ne voulais pas entendre. Maintenant, cela n’avait plus d’importance. Son rôle était terminé.
Je suivis l’agent qui ouvrit une porte au fond du couloir. Je m’y glissai et m’assis tout près de l’entrée. La salle était plus petite que je n’aurais cru. Il y faisait une chaleur étouffante. J’avais imaginé une grande salle nue, avec des bancs, comme une église. Maxim et Frank étaient assis de l’autre côté. Le coroner était un vieil homme mince avec un pince-nez. Il y avait des gens que je ne connaissais pas. Mon cœur bondit soudain quand je vis Mm. Danvers. Elle était assise tout au fond de la salle. Et Favell était à côté d’elle. Jack Favell, le cousin de Rebecca. Il était penché en avant, le menton dans les mains, les yeux fixés sur M. Horridge, le coroner. Je ne m’attendais pas à le trouver là. Je me demandais si Maxim l’avait vu. James Tabbe, le constructeur de bateaux, était debout maintenant, et le coroner lui posait une question.
« Oui, monsieur, répondait Tabbe. C’est moi qui ai transformé le petit bateau de Mme de Winter. C’était un bateau de pêche français, à l’origine, et Mme de Winter l’avait acheté pour très peu de chose en Bretagne. Elle m’avait chargé de le transformer pour en faire une espèce de petit yacht.
— Le bateau était-il en état de prendre la mer ? demanda le coroner.
— Il l’était quand je l’ai rendu en avril de l’année dernière. Mme de Winter l’avait remis dans mon chantier en octobre comme d’habitude ; puis en mars, j’ai reçu un mot d’elle me disant de l’appareiller comme d’habitude, ce que j’ai fait. C’était la quatrième saison que Mme de Winter naviguait sur ce bateau depuis que je l’avais transformé.
— Sait-on si ce bateau avait déjà chaviré ?
— Non, monsieur. Mme de Winter m’en aurait avisé aussitôt. Elle était enchantée de son bateau, à tous points de vue, d’après ce qu’elle me disait.
— Sans doute la manœuvre de ce bateau exigeait-elle une grande prudence ?
— Écoutez, monsieur, il faut toujours une certaine présence d’esprit pour conduire un voilier, je ne dis pas le contraire. Mais le bateau de Mme de Winter n’était pas un de ces petits sabots qu’on ne peut pas quitter de l’œil une seconde, comme certains bateaux que vous voyez à Kerrith. C’était un bateau solide et qui pouvait tenir un grand vent. Mme de Winter y avait navigué par de plus gros temps que celui de cette nuit-là. Quoi ! le vent ne soufflait que par courtes rafales. C’est ce que j’ai toujours dit. Je n’ai jamais pu comprendre que le bateau de Mme de Winter ait fait naufrage par une nuit comme celle-là.
— Pourtant, si Mme de Winter était descendue chercher un manteau, comme on le suppose, et qu’une rafale ait soudain soufflé du promontoire, cela a suffi pour faire chavirer le bateau ? « Demanda le coroner.
James Tabbe secoua la tête.
« Non, dit-il, têtu, je ne crois pas que cela ait suffi.
— C’est bien ce qui a dû se passer, pourtant, dit le coroner. Je ne pense pas que M. de Winter ni aucun de nous accuse le moins du monde votre travail de l’accident. Vous avez remis le bateau en état au début de la saison, vous l’avez déclaré sain et solide, c’est tout ce que je désirais savoir. Mme de Winter a malheureusement relâché sa surveillance un instant et y a perdu la vie, le bateau ayant coulé, avec elle à bord. Ce n’est pas le premier accident de ce genre qui ait eu lieu. Je vous répète que vous n’y êtes pour rien.
— Excusez-moi, monsieur, reprit le constructeur de bateaux, mais ce n’est pas exactement tout. Et je voudrais ajouter quelque chose, avec votre permission.
— Très bien, continuez, dit le coroner.
— Voilà, monsieur. L’année dernière, après l’accident, il y a beaucoup de gens à Kerrith qui ont dit des choses désagréables sur mon travail. Il y en a qui ont dit que j’avais laissé Mme de Winter commencer la saison sur un vieux bateau pourri. J’ai manqué deux ou trois commandes à cause de ça. C’était très injuste, mais le bateau avait coulé et je ne pouvais rien dire pour ma défense. Puis il y a eu le naufrage du grand bateau, comme vous savez, et le petit voilier de Mme de Winter a été retrouvé et ramené à la surface. Le capitaine Searle m’a donné l’autorisation hier d’aller l’examiner, et j’y ai été. Je voulais m’assurer que le travail que j’y avais fait était solide, en tenant compte du fait qu’il était resté douze mois et plus au fond de l’eau.
— C’était très naturel, dit le coroner. J’espère que vous avez été satisfait.
— Oui, monsieur. Il n’y avait rien de défectueux au voilier, par rapport au travail que j’y avais fait. Je l’ai examiné dans tous les coins sur le chaland où le capitaine Searle l’a fait hisser. Il avait chaviré sur un banc de sable, c’est le scaphandrier qui me l’a dit quand je lui ai demandé. Il n’avait pas touché le roc. Le récif était à un mètre cinquante au moins. Le bateau était sur le sable et il ne porte pas une seule marque faite par un rocher. »
Il s’arrêta. Le coroner le regarda interrogativement.
« Eh bien, fit-il. Est-ce là tout ce que vous aviez à dire ?
— Non, monsieur, répondit Tabbe avec emphase, ce n’est pas tout. Je désire savoir ceci : qui a fait des trous dans les planches ? Ce ne sont pas les rocs. Le roc le plus proche était à un mètre cinquante de là. D’ailleurs, ce n’est pas le genre de marques faites par des rocs. Ce sont des trous faits avec une pointe en métal. »
Je ne le regardais pas. Je regardais par terre. Il y avait du linoléum sur le plancher. Du linoléum vert. Je le regardais.
Je me demandais pourquoi le coroner ne répondait rien. Pourquoi ce silence se prolongeait-il ? Quand il parla enfin, sa voix paraissait lointaine.
« Que voulez-vous dire ? demanda-t-il, quelle espèce de trous ?
— Il y en a trois en tout, dit le constructeur de bateaux. Un en avant près de l’anneau, au-dessous de la ligne de flottaison. Les deux autres tout près l’un de l’autre au milieu de la quille. Et ce n’est pas tout. Les robinets de sûreté étaient ouverts.
— Les robinets de sûreté ? Qu’est-ce que c’est ? demanda le coroner.
— Le dispositif qui ferme les tuyaux venant d’un lavabo ou d’un lavatory, monsieur. Mme de Winter avait un petit cabinet de toilette dans son voilier. Et il y avait un robinet à l’avant pour le lavage. Il y en avait un là, et un autre dans le cabinet de toilette. On les tient toujours fermés quand on est en mer, sans quoi l’eau entrerait dans le bateau. Quand j’ai examiné le voilier, hier, les deux robinets de sûreté étaient grands ouverts. »
Il faisait chaud, beaucoup trop chaud. Pourquoi est-ce qu’on n’ouvrait pas une fenêtre ? Nous allions étouffer si nous restions dans cette atmosphère avec tant de gens respirant le même air, tant de gens.
« Avec ses trous dans sa coque et les robinets de sûreté ouverts, monsieur, il ne fallait pas longtemps àun petit bateau comme ça pour sombrer. Pas plus de dix minutes, à mon avis. Ces trous n’existaient pas quand le bateau a quitté mon chantier. J’étais content de mon travail, et Mme de Winter aussi. Mon opinion, monsieur, c’est que le bateau n’a jamais chaviré. On l’a coulé exprès. »
Il faut que j’essaie de gagner la porte. Il faut que j’essaie de retourner dans la salle d’attente... Il n’y avait pas d’air dans cette pièce et la personne à côté de moi prenait trop de place. Quelqu’un se leva devant moi et parlait aussi, tout le monde parlait. Je ne savais pas ce qui se passait. Je ne pouvais rien voir. Il faisait chaud, tellement chaud. Le coroner demandait à tout le monde de se taire et il dit quelque chose concernant « M. de Winter ». Je ne voyais rien. Cette femme devant moi avec son chapeau. Maintenant Maxim était debout. Je ne pouvais pas regarder. Je ne devais pas regarder. J’avais déjà éprouvé cela. Quand était-ce ? Je ne sais pas. Je ne me rappelle pas. Oh ! si, avec 1VIrs. Danvers. Le jour où Mrs. Danvers était tout près de moi à la fenêtre. Mrs. Danvers était dans cette salle à présent, écoutant le coroner. Maxim était debout. La chaleur montait du sol vers moi, en ondes lentes. Elle atteignait mes mains humides et glissantes, elle touchait mon cou, mon menton, mon visage.
« Monsieur de Winter, vous avez entendu la déposition de James Tabbe à qui le bateau de Mme de Winter avait été confié ? Savez-vous quelque chose au sujet de ces trous faits dans la coque ?
— Absolument rien.
— Avez-vous idée de ce qui a pu les causer ?
— Évidemment non.
— C’est la première fois que vous en entendez parler ?
— Oui.
— Cela vous trouble ?
— Cela m’a déjà suffisamment troublé d’apprendre que j’avais fait une erreur d’identification il y a plus d’un an et voilà qu’on me dit maintenant que ma première femme ne s’est pas seulement noyée dans la cabine de son bateau, mais que des trous ont été percés dans la coque avec l’intention bien arrêtée de couler le bateau. Et vous vous étonnez que cela me trouble ? »
« Non, Maxim, non. Tu vas l’indisposer. Tu sais ce que Frank t’a dit. Il ne faut pas l’indisposer. Pas cette voix. Pas cette voix irritée, Maxim. Il ne comprendra pas. Je t’en prie, chéri, je t’en prie. Oh ! Dieu, fais que Maxim ne se mette pas en colère. Fais que Maxim ne se mette pas en colère. »
« Je vous prie de croire, monsieur de Winter, que nous compatissons tous profondément à votre épreuve. Certes, vous avez éprouvé une grave émotion en apprenant que votre femme avait été noyée dans sa cabine et non en nageant comme vous le supposiez. Et j’enquête pour vous à ce sujet. Je désire, pour votre bien, découvrir exactement comment et pourquoi elle est morte. Ce n’est pas pour mon plaisir que je dirige cette enquête.
— Je m’en doute.
— Espérons-le. James Tabbe vient de nous dire que le bateau qui contenait les restes de la première Mme de Winter avait trois trous dans sa coque. Et que les robinets de sûreté étaient ouverts. Mettez-vous son témoignage en doute ?
— Mais non, naturellement. Il est constructeur de bateaux et il sait ce qu’il dit.
— Qui s’occupait du bateau de Mme de Winter ?
— Elle-même.
— Elle n’employait pas de matelot ?
— Non, personne.
— Le bateau était à l’ancre dans le port privé de Manderley ?
— Oui.
— Si un étranger était venu saboter le bateau, on l’aurait vu ? Aucune voie publique ne donne accès au port ?
— Aucune.
— Ce port est isolé, n’est-ce pas, et entouré d’arbres ?
— Oui.
— Un malfaiteur aurait-il pu s’y introduire sans être vu ?
— Peut-être.
— Mais James Tabbe nous a dit, et nous n’avons aucune raison de ne pas le croire, qu’un bateau avec de tels trous dans sa coque et les robinets de sûreté ouverts ne pouvait pas voguer plus de dix à quinze minutes.
— C’est exact.
— Par conséquent, nous pouvons donc écarter l’idée que le bateau eût été saboté avant que Mme de Winter y embarquât pour sa promenade nocturne. Dans ce cas, le bateau aurait coulé à la sortie du port.
— En effet.
— Par conséquent, nous devons admettre que les trous ont été faits dans la coque, et les robinets de sûreté ouverts, cette nuit-là même, et alors que le bateau était déjà en mer.
— Je suppose.
— Vous nous avez déjà dit que la porte de la cabine était fermée, les hublots aussi, et que les restes de votre femme étaient par terre. Est-ce que vous ne trouvez pas cela étrange, monsieur de Winter ?
— Assurément.
— Vous n’avez pas de suggestion à faire ?
— Non.
— Monsieur de Winter, aussi pénible que cela puisse être, je me vois obligé de vous poser une question très personnelle.
— Oui.
— Les relations entre la première Mme de Winter et vous étaient-elles parfaitement heureuses ? »
Elles devaient venir, évidemment, ces taches noires devant mes yeux, dansantes, vacillantes dans l’air trouble, et il faisait chaud, tellement chaud avec tous çes gens, tous ces visages, et pas une fenêtre ouverte. La porte qui m’avait semblé proche était bien plus éloignée de moi que je n’avais cru, et, tout le temps, le plancher qui venait à ma rencontre...
Et puis, dans l’étrange brume qui m’entourait, la voix de Maxim claire et forte : « Est-ce que quelqu’un pourrait aider ma femme à sortir ? Elle va se trouver mal. »